[Choses vécues] Libération de Paris : l’Histoire à témoin

« La béquille, c’est pas la vieillesse, c’est une explosion sous le véhicule qui aurait dû me tuer ! »

29 août 2021, église Saint-Germain de l’Auxerrois, Paris. À l’occasion du 77e anniversaire de la Libération, l’Archevêché, la Fondation Charles de Gaulle et la Fondation Maréchal Leclerc de Hauteclocque organisent, comme l’exige la tradition, une messe célébrée à la mémoire des deux hommes et des combattants. La mobilisation est faible. Proportionnelle à ce que nous enseigne l’Histoire.

Sur le perron, les porte-drapeaux forment une haie d’honneur, adoubent ceux qui se souviennent, pardonnent ceux qui s’y contraignent et sacralisent, au-dehors du temple, cet accomplissement mémoriel où se renouvellent les vœux et les promesses d’un peuple – d’un si grand peuple réduit à un si petit nombre – fidèle, malgré tout, à son histoire, fidèle à sa patrie, fidèle à ses aînés, fidèle à cet Autel de France d’où gît encore le sang pourpre de nos pères.

Nous entrons. L’assemblée se tourne. Les regards s’élèvent. Certains s’accrochent aux nôtres. D’autres nous révèlent un sourire pudique. Des têtes s’inclinent. Les lèvres se taisent. Et la Mémoire chante.

Dans le chœur, une silhouette se hisse laborieusement sur sa béquille en utilisant le poids de son drapeau pour ne pas retomber en arrière. On lui chuchote d’abord gentiment de ne pas se fatiguer, d’attendre l’offertoire pour se lever, ou mieux, de rester assis. Mais l’homme se tourne calmement vers son interlocuteur et lui répond : « Je n’ai pas encore pris ma retraite. »

À côté de moi, un Ancien se penche et me dit en souriant : « Lui, c’est un phénomène. Depuis la Libération, je pense qu’il ne s’est jamais assis plus de 5 minutes. » – « Vous voulez dire qu’il a participé à la Libération ? » – « Bien sûr ! C’est un grand ! Un gars de la 2e DB ! 96 ans, un vrai ! » Cette fois, c’est moi qui perds l’équilibre. Je ne le quitte plus des yeux. Dieu me pardonne, mais un Libérateur vaut bien une messe. J’admire chaque effort. Je crains chaque mouvement. Je maudis les minutes qui nous séparent de cette poignée de main et bénis celles qui nous en rapprochent. Ce sont les mêmes, et alors ? Je me rappelle ces héros de pacotille qu’on admirait devant nos télévisions, enfants, ces super-trucs et super-machins qui sauvaient le monde en slip de bain. On nous faisait aimer des héros américains fictifs au lieu de nous faire rencontrer des hommes comme lui, des vrais, ceux du 6 juin, ceux du 25 août et ceux des autres jours.

À la fin de la célébration, nous nous retrouvons face à face, sous ce même porche. Les mains se tendent, les remerciements fusent, les anecdotes, les faits d’armes, les camarades, l’escorte à Roissy, la réception chez Poutine… Le grimoire est ouvert et l’excipit n’est pas écrit.Puis vient mon tour. « Salut la gendarmerie ! » – « Salut la 2e DB ! » Les présentations sont faites. Je ne lui demande même pas son prénom. Lui non plus. Les masques tombent. Les barrières sautent. Au diable les principes et les formalités.

Il enchaîne les histoires improbables, les paupières écarquillées comme de larges fenêtres ouvertes sur une étendue de souvenirs enivrants. Ces histoires, ce sont celles que les livres ignorent, celles que les films de guerre imaginent, celles dont il fut tantôt le héros, tantôt le rescapé. Comme ce jour où son véhicule tomba sur une mine : « Ce qui m’a sauvé, c’est que j’étais dans un véhicule dont le plancher n’était pas fait en bois mais en métal. J’ai volé, ça m’a abîmé la cuisse, mais je m’en suis sorti vivant, pas comme tout le monde… » Une femme nous interrompt. Je me retourne mais sa main retient mon bras : « Je voulais vous dire, Mademoiselle… Merci pour ce que vous faites. Vous savez, je ne suis rien moi. » Soudain, le temps s’arrête. Pire, il suffoque. « Vous plaisantez ? Paris est encore debout parce que vous étiez parmi les premiers à y entrer avec les armes ! Je porte cet uniforme grâce à vous ! Je suis Française grâce à vous ! Vous pensez vraiment que je m’amuse à porter ce drapeau pour ‘rien’ ? » Il sourit. Nous nous reverrons bientôt, me dit-il. Mais sans le drapeau : « Il devient trop lourd pour moi. » Le poids de l’Honneur…

Maud Protat-Koffler

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