Carnet personnel : l’injustice, le beau et le bien

Je me retourne. Devant la porte de l’immeuble, une main nous adresse un ultime salut. On se croirait au crépuscule d’une vie décidément trop courte. Cette main est celle d’un prêtre, de mon père spirituel. Je ne l’avais pas revu depuis… depuis hier, en fait, mais un hier si sombre que nous n’eûmes que le temps de nous deviner à travers des lunettes embuées et des yeux trop humides. Car hier, nous enterrions Justine. Une jeune fille de 24 ans renversée par un chauffard, à vélo. Une amie lointaine, « une amie en Dieu » dit-on, avec laquelle j’avais un peu grandi dans la foi, jadis. Nous ne fréquentions pas vraiment la même bande de potes, nous n’avions pas vraiment les mêmes centres d’intérêts, mais nous avions décidé d’emprunter le même petit chemin hasardeux pendant quelques temps, celui d’un Dieu qui me paraissait à cet instant si loin, si étranger, si faible, si faux. Mais l’injustice était trop grande, ce jour-là, pour en vouloir à quiconque. Le criminel s’était enfui. Il était le seul fautif. Le reste ne comptait plus.

À l’ambon se succédaient des voix endolories. Des voix arrachées qui semblaient déchirer leurs poumons, briser leurs cous, jusqu’à l’étouffement ; les yeux rouges, les jambes tremblantes, les mains attachées aux extrémités du jubé, l’âme prisonnière d’un si petit corps pour une si grande rage. Ces voix disaient « je suis fière de toi », « j’aurais aimé t’accompagner à l’église pour une autre étape « , et, s’ils y parvenaient, dans un dernier soupir, « je t’aime »…

Dans l’assemblée, des étouffements de larmes répondaient à l’écho de ces dernières paroles. Et dans le chœur, le Père Olivier ne contenait pas ses larmes. Son regard croisait ceux des jeunes qu’il avait fait grandir. C’était épouvantable. Indescriptible. Inacceptable. Au gré de ces minutes blanches où plus rien ne compte, où plus rien n’a de sens, j’écoutais d’une oreille indifférente les paroles du Je confesse à Dieu, gagnées par l’idéologie woke, elles aussi… Je m’en voulais presque d’être happée par un si petit détail. Mais un si petit détail planté là, comme une tumeur à l’âme… Que restait-il donc de sacré ? Philippe de Villiers avait eu une formule ravissante lorsque je l’avais interrogé sur sa foi : « Avec Vatican II, les autels se sont transformés en tables à repasser. » Les errances de l’air du temps.

Puis vint le chant d’envoi. Le pari fou d’un hymne à l’espérance lancé comme un ultime secours aux parents incroyants. Et quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’à l’écoute des premières paroles, « notre cité se trouve dans les cieux », les parents de Justine et ses frères, se mirent à sourire. Voilà, peut-être, ce qu’il restait de sacré…

Le lendemain, je demandais donc à voir le Père Olivier. A 9h03, j’entrais dans son bureau. Et quelques minutes plus tard, ce fut une avalanche de pardons, de mercis, d’aveux, de questions, de confidences, de révoltes intérieures et de remerciements, de prières informulables. Dans la conversation, le Père m’interrogeait sur ma vie professionnelle. Je repensais à l’attitude de Guillaume Peltier sur les routes de Sologne, deux jours avant. La simplicité d’un homme qui rentre chez lui en s’émerveillant de tout. De la couleur des fleurs, des derniers rayons de soleil, de ces forêts dorées, de ce silence, des choses simples mais indispensables pour porter sur le monde un regard vivant. La confusion entre ceux qui s’émerveillent devant le vrai et ceux qui s’extasient devant l’artificiel. Le rêve et l’illusion. « Le beau mène au bien » me disait-il alors. Nous étions à la veille des obsèques de Justine. Mais ces paroles bousculaient étrangement la certitude que plus rien de beau ne panserait ces horreurs, de celle qui toucha Lola à celle qui nous prit Justine.

En cet instant et sans nommer Dieu, je retrouvais cet équilibre perdu il y a quelques années en claquant la porte de l’Église des hommes. En voulant servir la France, je ne me réfugiais pas derrière un idéal, je me retrouvais dans un absolu. Je ne quittais pas définitivement le sacré, je le contemplais autrement.

Maud KOFFLER

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