[Choses vues] Un bout de France au comptoir

Il fait traîner ses semelles sur le trottoir morne de la rue Jouffroy d’Abbans, une demi-baguette dans les mains, les mains dans le dos, le dos voûté, les cheveux soigneusement peignés et le sourire naissant avant même d’avoir franchi le seuil du Rouergue. Il entre sans masque. Je ne me souviens pas de ses premières paroles, seulement de sa poignée de main avec le patron. Il sait où s’asseoir. Il ne commande pas. Son café est déjà prêt. « Les dernières nouvelles », clame le serveur en lui tendant Le Parisien. Le vieux monsieur le saisit avec enthousiasme et commence à le feuilleter. L’odeur du papier a trouvé ma table.

Un peu plus tard, une femme entre, en colère. J’entends « fait chier », « foutu Covid ». Elle avale un petit noir aussi vite que son ombre et détale. Je ne l’ai même pas vu retirer son masque. Un autre monsieur s’installe au bar. « Tout va bien ? » – « Fort bien ? » – « Une orange sans glace ? » – « Et un café ! » On se passe les journaux. Le Parisien a changé de mains, Le Journal du Dimanche prend l’avantage et dans le feu de l’action, découvrant la Une consacrée aux candidats de la droite, le petit monsieur s’exclame : « Oh ! Dis ! Regarde-moi ça, ils ont mangé du bifteck ou quoi ? » Puis se met à rire.

Au bout d’un quart d’heure, j’entends la chaise trainer des pieds, elle aussi. Le petite monsieur s’en va. Il replie le journal, le pose sur le comptoir, range poliment sa chaise et salue la compagnie sans s’attarder. Il revient demain. De l’autre côté du bar, on rigole comme des pochtrons. C’est le cri du coeur.

Dehors, la pluie commence à tomber. « On se croirait en octobre » disait le petit monsieur, tout à l’heure. Mais on s’en fout. Ici, les vieux abat-jours, les brèves de comptoir, les bruits de cuillère et l’odeur du café valent tous les soleils du monde. Le Bistrot est le deuxième parlement du peuple. Un parlement où les voix comptent.

Maud Koffler

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