[Choses vues] Ce rendez-vous sans paroles

Choses vues. Tous les matins, je vois ce vieux monsieur assis à la terrasse de l’Arenal, seul, penché sur son Americano et sa tartine de tomate, le pantalon remonté jusqu’au nombril, les chevilles à l’air, la chemise rentrée, un sourire figé qui ferait peur à plus d’une écervelée, ces cheveux gris, épais, brossés en arrière et ce regard bleu azur au fond duquel hurlent mille vies.Tous les matins, nos regards se croisent et nos silences chassent l’impudeur des mots inutiles. Ceux qu’on ne comprendrait pas, ces paroles qui risqueraient d’abîmer ce court instant de rien. C’est magique, le rien. Car ce peut être tout.

Tous les matins, au moment où son regard échappe au mien, je l’observe, le nez plongé dans mon café « con hielo sin leche por favor ». Je me demande comme d’habitude quelle fut sa vie. Et ce qu’elle est aujourd’hui. Si ce café et cette tartine qu’il ne partage avec personne comblent un rendez-vous manqué ou un amour confisqué. Si ces sourires appellent une attention particulière, une considération quelconque, s’ils frôlent l’indécence, s’ils portent au contraire toute la misère du monde, ou s’ils ne sont finalement que dons. Qu’un offertoire sans fioritures. Comme ça. Pour célébrer n’importe quoi, chacun de notre côté. Ce petit-dej par exemple, un moment commun vécu séparément, la convocation de deux solitudes sans aucune importance qui ne laissera aucun souvenir, aucune trace, mais dont en quelques lignes, on peut faire naître l’une des plus belles histoires d’été.

Tous les matins, je quitte cette terrasse avant lui. Nos silences d’adultes se disent « adieu » et nos regards d’enfants se murmurent « à demain ». Il y a plus d’espoir dans l’un que dans l’autre. Aujourd’hui, pourtant, je ne suis pas allée en ville. Et en balayant des yeux la promenade qui sépare l’immeuble de la plage, à 9h pétantes, je l’ai aperçu, imperturbable. Il revenait du café, le pas allongé et le pantalon toujours remonté jusqu’au nombril. On ne rate pas un rendez-vous si facilement. Puis il a disparu derrière une petite porte en bois, l’une des dernières barricades à abriter les plus anciennes villas du bord de mer. Tout un symbole.

Il faut saisir tous ces petits moments de rien du tout, toutes ces petites éternités intimes. Pensez-y. Et les raconter, les faire chanter, gagner ce bras de fer avec le reste du monde.

Maud PROTAT-KOFFLER

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