Lettre à R.

Mon cher R.,

Nous ne nous sommes jamais dit que nous nous aimions.

Nous rêvions d’instants suspendus, contre toute morale. Tu jouais avec mes principes, je jouais avec tes doutes. Et par ce jeu d’enfants sans règles, nous voilà privés de cet attrait indéfinissable dont parle Châteaubriant. Imperceptible dans son verbe, inacceptable dans ses songes, intolérable dans ses gestes.

Nous possédions le temps, nous l’avions tout entier et nous n’en parlions à personne. Nous rougissions de honte en évoquant nos frasques… Nous rougissions d’amour en ne partageant rien. Qu’un regard. Qu’un sourire. Enveloppés dans un silence aussi pudique que révélateur, sous l’oeil indiscret du Kremlin. T’écouter, c’était voyager. Et ne rien dire, c’était tout avouer.

Nous nous quittions en nous lâchant la main comme un cœur se fissure. Quand les regards se tournaient, tu m’envoyais un baiser, un murmure, et je te répondais d’un geste anodin, dissimulant un sourire imprudent, quittant ces instants de velours, ces échanges spirituels et enfantins, ce bureau de légende. Nous n’étions jamais certains de nous revoir. Alors je t’écrivais. Tu m’appelais. On se rassurait. Nous jouions à travestir cet interdit en intentions amicales et nous rêvions de l’écrire.

Finalement, nous nous sommes gâchés. À trop jouer. Nous nous sommes usés à trop attendre. Et nous voilà destinés à ne plus jamais nous revoir, à ne pas pouvoir franchir cette virgule grimée en point final. Toi, dans cette prison. Moi, dans ce monde.

Je ne t’entendrai plus jamais parler d’histoire, de femmes ni d’horizons. De cette absence de regrets, de ces recherches existentielles, de ces chapitres non écrits, de cet avenir que nous imaginions nôtre, pour rire. Et pour rêver. Je n’aurai plus le loisir de te rendre un peu jaloux, nous ne mentirons plus à personne et tu ne sauras finalement pas si j’ai trouvé ma voie, celle que tu ne souhaitais pas influencer avant que je ne me réalise moi-même.

J’ai perdu ton regard. J’ai perdu ton sourire. J’ai perdu ta voix. J’ai lâché ta main. Et si le temps nous éloigne, si quelqu’un nous sépare, si la mort nous condamne… Mon ami. Je crois aux forces de l’esprit. Et je ne te quitterai pas.

M.

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