Quai de Bourbon, le 4 décembre 2018, 15h
La semaine dernière, un groupe de Gilets Jaunes s’est aventuré sur l’île Saint Louis en tentant d’échapper aux forces de l’ordre. De l’autre côté des ponts, les ripostes explosives répondaient aux premiers soulèvements. Ceux-là avaient donc franchi les douves de l’île des palais, rejoignant sans le savoir l’une des 48 sections révolutionnaires de 1789, celle de la Fraternité. Roland suivait l’affaire devant sa télévision : « Il faut consulter le peuple », pense-t-il. « Le problème, c’est qu’ils ne sont pas capables de nommer un porte-parole, c’est le côté anarchique de ces manifestations soi-disant spontanées. On entend des balbutiements, des conneries, ce n’est pas précis. Ils disent : on ne lâchera rien, on ira au bout… mais au bout de quoi ? » Un point pour le gouvernement. « En 68, c’était quand même autre chose. Il y avait non seulement les pavés et les gaz, mais il y avait de vraies balles ! »
Roland est un homme de terrain. Alors pour comprendre cette insurrection et se détacher des impressions médiatiques, il me demande de lui faire vivre mon immersion au détail près : atmosphère, confrontations, revendications et slogans… et de méditer sur la dimension politique de ces événements. Ce jour-là, les ténors de la bien-pensance parurent d’ailleurs bien attristés d’apprendre que les vandales n’avaient pas tout à fait la gueule du skinhead idéal : « En fait, on n’avait pas l’impression que c’était organisé autour du Front National. »
« Les Français adorent ça, les petites révolutions. Ils se donnent l’illusion que c’est la guerre. »
En 1968, Roland avait emprunté « un terrain de neutralité » aux côtés d’autres avocats, de droite comme de gauche, « tous issus de la bourgeoisie ». Alors que certains membres de leurs familles se faisaient arrêter, il se souvient en particulier d’échanges téléphoniques entre plusieurs mères de famille qui, pour aller visiter leurs fils en prison, se conseillaient de façon subtile sur la tenue adéquate : « Tu ne vas quand même pas mettre ton manteau de fourrure ? Sois un peu plus discrète ! Ils ne te rendront jamais ton fils ! »
- Les gens se tutoient facilement ?
- Oui, les photographes et les manifestants me tutoyaient, du moment que je n’arborais pas une bonnette « BFMTV » … en fait, c’était très familial !
- Alors ça, c’est historique ! Qu’est-ce que vous retenez de cette manifestation ? « C’était très familial ! » Comme aller à la pêche aux moules le dimanche…
Son téléphone bipe. Une demande d’interview : « Encore ! On me demande toujours de réagir sur telle ou telle situation de politique étrangère. La dernière fois, on me demandait ce que j’avais à dire sur la Pologne… mais qu’est-ce que vous voulez que ça me foute, la Pologne ? » Mais Roland poursuit en souriant : « Alors j’analyse, comme ça, je m’amuse… ».
L’accomplissement Lustiger
L’histoire du cardinal Lustiger, sa conversion et son parcours d’ecclésiastique le fascinent et l’interrogent encore. « Comment peut-on s’accommoder d’un tel changement de religion », lui demanda-t-il un jour. « Le chrétien, c’est un juif accompli », lui avait-il répondu. Enfant juif caché dans une famille catholique pendant la Seconde guerre mondiale, « la religion s’est imposée à lui », analyse-t-il, se demandant s’il s’agissait finalement d’un accommodement intellectuel ou religieux. Devenu archevêque de Paris en 1981, « il était tellement autoritaire et imprégné qu’il en était devenu indiscutable. » Les deux hommes se fréquentaient régulièrement, évoquant la conversion tumultueuse de l’un et l’athéisme indécrottable de l’autre. Roland n’a toutefois, dit-il, jamais été tenté de se plonger dans l’eau bénite : « J’ai pourtant eu la sollicitation intellectuelle, je me disais : il faut qu’il y ait quelque chose. Mais c’était trop impératif pour moi. » Autrement dit, c’était à prendre ou à laisser.
« Je trouve que Satan est un type formidable! »
Un jour, un jeune homme s’approche timidement de Roland dans un bistrot qui réunit à la fois les prétendants au ministère de Dieu, et ceux qui servent déjà le diable. Après lui avoir chuchoté son admiration, ce garçon lui propose de venir échanger avec sa communauté, au petit séminaire de Paris. Curieux, Roland accepte et y découvre un univers rigoureusement opposé au sien, là où les principes arbitraires de la religion parviennent à s’imposer en vertus et à suspendre, un temps, tabous et liaisons dangereuses, si je résume bien sa pensée. Bref, le catéchisme pour les grands garçons. Au fil du temps, Roland et lui deviennent amis. A tel point que le jeune séminariste – également étudiant en droit, finit par lui confier ses doutes. « Vous devriez plutôt en discuter avec votre père spirituel », lui suggère d’abord Roland. « Je ne peux pas, je lui mens, lui répond-il confusément. En fait, je voudrais arrêter le séminaire. » « Mais ne faites pas ça, c’est complètement con! Pensez à tout ce que vous recevez et débarrassez-vous de tout ce qui est superficiel ! » Quelques jours plus tard, malgré cette indignation inattendue, la démission atterrit sur le bureau du recteur. Sa décision est prise : il veut s’inscrire au Barreau., avec la bénédiction de maître Dumas : « Et il réussit bien ! »
« Vous savez, la religion catholique est l’institution la plus intelligente qui soit. Ils ont réglé entre eux tous les problèmes contradictoires qu’il y a dans les textes. C’est intelligent, ça. »
Retour aux questions religieuses
« Mais qu’est-ce qui a pu vous fasciner à ce point ? Le rite ? La religion elle-même ? La puissance des mots ? La morale ? », me demande-t-il. En vérité, je ne sais plus. Peut-être n’était-ce finalement qu’une démarche égocentrique : « Dieu est un miroir devant lequel on passe indifféremment toute sa vie, jusqu’au jour où l’on s’aperçoit qu’il est là. Cette rencontre avec soi à travers Dieu correspond généralement à une période de gouffre existentiel. » Mais l’élévation spirituelle tourne court : « Et ça vous a permis de connaître vous premières expériences amoureuses ? Quel était votre rapport à l’homme, dans ce contexte religieux ? Et ne me dites pas que vous ne savez pas : quand vous le dites, c’est qu’au fond, vous savez. »
