Conversations avec Roland Dumas – IV

Quai de Bourbon, le 29 août 2018

Il est 18h, je suis venue les mains vides. En entrant, j’entends la voix d’une autre femme dans son bureau. « Une amie hongroise de longues dates », souffle Svetlana. Je devine son exaspération et la suis à pas feutrés dans la salle à manger pour patienter. C’est une vieille pièce mal peinte, aux murs verdâtres, sûrement délavés… dans leur jus, dit-on poliment. Au centre, une table en verre sur laquelle sont répartis des dossiers, un Mac et un emballage de tableau proprement ouvert. D’un côté, une vingtaine de poteries antiques exposées dans deux larges vitrines. De l’autre, une cheminée en marbre noir sur laquelle est appuyée une planche peinte, fleurie, d’un style classique, rien à voir avec ses goûts prononcés pour l’art contemporain. De nombreuses photos habillent la cheminée. Avec Yasser Arafat, Georges Bush senior et François Mitterrand notamment. C’est une pièce où la lumière s’immisce à peine dans l’interstice d’un volet entrouvert. Svetlana adore cette ambiance. Elle a l’air fatiguée, elle aussi. Elle dort peu et Roland subit un traitement compliqué : « C’est la période des examens… » Il devra bientôt recevoir une batterie de piqûres pour son genou qui, depuis des années, le contraint à une quasi immobilité : « Ses deux os se touchent et l’un s’appuie sur l’autre, il n’a plus de cartilage. » Roland n’a pas voulu se faire opérer. Quoiqu’il en soit, pas question de vivre en convalescence dans cet appartement. Dès qu’il le peut, Roland enchaîne les allers-retours en Normandie. Il y avait une maison, à l’époque. Désormais, ils se logent dans un hôtel de Cabourg.

La Hongroise s’apprête à partir : « Svetlana, je ne devrais pas te le dire, mais je t’envie terriblement ! » Alors ça ! « Je lui dis tous les jours qu’il est le plus beau ! » répond-elle en forçant un sourire. « Quelle chance tu as ! » Il faut y aller maintenant. A peine a-t-elle quitté le bureau qu’une voix s’élève : « Elle est arrivée ma gendarmette ? »

« Bah alors, vous n’êtes pas en uniforme ! »

« Vous voulez du rosé ? » Svetlana m’apporte un verre bien frais et bien dosé. « J’ai trouvé votre lettre très intéressante, c’est une vraie psychanalyse ! Elle est toujours là et je lis quelques morceaux régulièrement. Vous avez un sacré talent d’écriture« , me confie-t-il. Depuis notre première rencontre, Roland me demande toujours vers quoi je désire m’orienter, comme si ma réponse ne lui convenait pas. Le journalisme, pour lui, est un petit métier trop « contraignant » par rapport à ce qu’il me verrait devenir.

Roland me rappelle à notre dernier entretien durant lequel il m’avait fortement conseillée de me mettre aux langues. On s’amuse toujours à prétendre qu’il me donnera des cours particuliers pour parfaire mon anglais. Mais je l’intime plutôt à m’apprendre la prise de parole en public. « C’est un phénomène étrange, je n’étais pas très doué moi non plus… Enfin, je n’étais pas trop mauvais, j’ai eu une carrière d’avocat et d’homme politique convenable. » Modeste… Dans Coups et Blessures, Roland écrit : « J’étais tout jeune député et n’avais jamais été ainsi confronté à la virulence des mots. Cela m’avait impressionné. L’art oratoire avait encore ses adeptes au Palais-Bourbon. On en est loin aujourd’hui. Mitterrand avait la science du silence qui fait mouche, du mot assassin. Il parlait souvent sans notes à partir de quelques phrases griffonnées sur une carte de visite. (…) On ne s’improvise pas orateur. Si j’ai appris sur le tas, j’ai bénéficié de conseils, en particulier ceux du sénateur Charlet qui m’a mis le pied à l’étrier. (…) Il m’avait appris qu’un bon orateur est impudique. Je me suis toujours souvenu de cet excellent conseil. » Dans ces années d’après-guerre, les joutes verbales avaient meilleur ton qu’aujourd’hui…

« Vous voulez un peu de saucisson ? » Svetlana entre dans le bureau avec une vingtaine de rondelles fraîchement découpées. Elle nous en réserve ensuite un échantillon dans une petite assiette : « C’est pour éviter que vous tombiez ! » Roland la corrige : « La profession de gendarme se fait à pieds, vous êtes solide ! »

Et Dieu dans tout ça ?

François Mitterrand avait été éduqué dans une famille religieuse, à tel point que durant le projet de réforme de l’enseignement privé, en 1984, ses sœurs l’attendaient chaque semaine au pas de sa porte pour le dissuader à coups de « souviens-toi. » Mitterrand était resté fidèle à ses racines. La relation avec Dieu et cette façon de rester soi-même devant Lui, l’interrogeaient régulièrement. « A la fin de sa vie, l’impression que j’ai eue, c’est qu’il s’est rapproché de l’Eglise. Il allait dans des cimetières, dans des lieux consacrés… Il revoyait des gens qui étaient très proches de la religion. Il est mort religieusement, il est mort catholique« , se souvient Roland. Il avait aussi étudié à l’Institut Catholique de Paris grâce à François Mauriac. J’ai fréquenté cet établissement pendant un an, en licence de théologie. « Mais pourquoi avez-vous bifurqué ? », me demande-t-il. L’inconstance. En me tournant vers l’Eglise, quelques années après l’avoir quittée, j’ai voulu m’y investir de façon plus radicale. En liant à la fois mon parcours professionnel et mon parcours spirituel, j’espérais trouver ma voie. Mais la raison – que je ne substitue pas à la foi, a rattrapé cet élan mystique et je me suis détournée de cet apprentissage. « Donc vous n’avez pas senti la main de Dieu se poser sur votre épaule et vous n’avez jamais pensé à devenir bonne sœur ? » A une époque, j’y ai songé plus d’une fois ! Stupéfait, Roland m’incite à poursuivre : « Comment ça s’est passé ? C’est à force d’entendre les prêches sur le mystère de Dieu ? Vous avez voulu y entrer par curiosité et vous en êtes sortie, ce fut un parcours bref mais intéressant : qu’est-ce qui vous en reste aujourd’hui ? » Je lui promets que nous en reparlerons.

  • Moi je suis plutôt athée par ce que rationaliste…
  • Pour l’instant.
  • … oui, j’attends Dieu.

« Avant, je faisais beaucoup de ski dans les Alpes avec le curé du village qui était un très bon skieur, raconte-t-il. Il était très rapide, il partait loin et je le lâchais complètement. Quand il arrivait en bas, il me criait : alors ! mécréant ! je t’attends ! » Puis, Roland se livre à une jolie métaphore évangélique : « La foi, c’est un peu une plante qu’on met dans un terreau, qu’on arrose et qui pousse. » Un enfant.

« Alors évidemment, on retrouve la religion à divers stades de la vie, à l’enterrement… Mais qu’est-ce qu’il y a de sincère là-dedans ? Comment êtes-vous revenue à la religion ? » Un prêtre m’a accompagnée. Il a réorienté ma foi et redonné un certain sens à ma vie, au moment où je l’aurais confiée à n’importe qui. Il était fascinant. Ça n’était pas un mystique en campagne de recrutement. Il avait l’art de mettre le doigts où ça fait mal, mais seulement pour élever l’autre en lui-même et, plus tard, vers Dieu. Sacrée stratégie.

« Vous savez, la politique, c’est comme la religion. C’est une religion sans prêtre, mais vous rentrez dedans et vous ne pensez qu’à ça. Je vois Mitterrand, il était obsédé. A 8h du matin, il prenait son téléphone, il m’appelait ou il en appelait un autre et il ne vivait que pour ça. Chaque dîner était consacré à la politique. C’était sa passion. »

La Résistance

  • J’aime bien discuter avec vous. Mais je n’arrive pas à vous fixer sur quelque chose, c’est ça qui m’intrigue. Quand j’étais très jeune, je savais ce que je voulais faire : chirurgien, conducteur de locomotive… Ce que je n’ai pas fait, finalement. Mais j’avais des idées arrêtées. Vous, vous n’avez pas d’idée fixe. Vous avez des envies, mais vous les gardez pour vous.  Venez vous ressourcer ici tout le temps que vous voudrez. Ça me fait du bien de vous voir, pour des tas de raisons… Quelles étaient les autres questions ?
  • Lorsque vous étiez résistant, comment avez-vous fait pour garder confiance et poursuivre le combat ?
  • C’est ce qui m’a frappé dans votre lettre. A votre âge, vous qui n’avez rien connu de cette époque, c’est intéressant d’aller toucher l’essentiel. C’était assez miraculeux. Croyez-moi, en 1940, tout de suite après la défaite, on ne savait pas ce qui allait se passer dans l’avenir. Je me souviens surtout de mes premières conneries d’étudiant où n’était pas question de gagner la guerre, de jouer aux héros ou de sauver l’honneur. A Limoges, j’étais encore au lycée, il y avait une petite officine qui était un endroit de propagande pour Pétain. Ils y vendaient des petites affichettes et avec deux ou trois copains, on en a acheté et on a fabriqué un faux cachet qui était « Vive de Gaulle ». La nuit, on allait les afficher et le matin, on se rendait à la foire pour entendre les gens dire : tu as vu ce qu’ils ont fait ? Mais il n’y avait pas de motivation noble. J’avais appris presque par cœur le discours de Paul Reynaud lorsqu’il a annoncé la défaite : Que le peuple français devienne fraternel, qu’il se rapproche de la patrie blessée, le jour de la résurrection viendra. C’était très solennel… Mais nous n’avions pas un sentiment d’héroïsme. On s’engageait dans le bordel. Et après, ça s’est confirmé. On a fait des choses pour Londres, j’ai transporté des armes qu’on planquait dans des sacs et qu’on coinçait derrière les bagages, dans les trains. S’il y avait une rafle, on se faisait fusiller, on était inconscients. Mais le plus dangereux, c’était quand même d’attaquer les officiers allemands. Là, on était déjà un peu formé. A Lyon, en 1942, on avait reçu un message de Londres par le bouche-à-oreille à propos d’un récital qui allait être donné par un ensemble philarmonique allemand. Nous avions reçu l’ordre de saboter cet événement. On avait loué toutes les places et la veille, les Allemands ont su. Alors ils ont récupéré les places pour y mettre des têtes à eux. On a essayé d’empêcher le philarmonique de jouer par la force et on s’est fait matraquer. Je me suis retrouvé derrière les barreaux. On avait aussi un étudiant en médecine particulièrement intelligent qui avait inventé un système, c’était une machine placée sur le toit qui envoyait des tracts dans la rue. Les Allemands ont mis du temps à trouver ! Mais vous voyez, ça n’était pas déterminé, ça l’est devenu après. Et même des années plus tard, un type se faisait encore passer pour un catholique alors qu’il était communiste. C’est intéressant ces périodes, ça permet de se déterminer soi-même sans être bien sûr de ce que vous valez.

Il est temps de se quitter : « Soyez toujours comme vous êtes. Vous changerez peut-être de vous-même, c’est normal, mais restez nature. On se voit la semaine prochaine ? »

Je retrouve Svetlana en conversation avec l’infirmière dans la salle à manger. Pour le rendez-vous, « c’est Dumas qui voit, tu peux l’appeler quand tu veux. » Puis, s’adressant à Roland : « Je raccompagne mademoiselle ? Vous avez terminé votre rendez-vous ? » Et, de loin : « Oui, nous avons terminé notre première séance confidentielle ! » Svetlana répond : « La porte était fermée, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. » Nos regards se croisent une dernière fois. Derrière la porte, Svetlana me chuchote ces mots : « N’hésitez pas à le rappeler. »

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