[Je ne vous fais pas un tableau] 8h26. La gueule dans le sac, comme tout le monde. Les cafés sont toujours fermés. Je ne sais même plus en quelle année on est. A chaque fois que je croise un père et son enfant flanqués d’un masque, je me demande ce qu’ils ont en commun à part la démarche des gens en retard. S’ils ont le même nez, le même sourire. S’ils se font encore un bisou avant de se quitter, le matin. S’ils se disent « bonne journée » ou « bon courage ». S’ils se connaissent, même. Punaise, imagine qu’il ait embarqué l’enfant d’un autre à la sortie de l’école à cause de la buée sur ses lunettes. L’enfer.
Coup de folie, ce matin, je change de trajet. Envie d’ailleurs. Rue de Courcelles, rue du Faubourg St Honoré, pont Alexandre III, boulevard Raspail, rue de Rennes, gare Montparnasse. J’arrive en avance. 20 minutes, pour un café dans un gobelet en carton, c’est long. Alors je dépose mon vélo sur la terrasse du Cosy et je m’installe au bar. Comme ça. Comme avant. Je croise deux ouvriers, une armoire à glace qui doit prendre les tabourets pour des chaussons aux pommes, et la tenancière à la caisse. Je m’approche. Elle lève les yeux.
Et là, tout bascule.
Je rejoue la cliente habituée en m’accoudant à ce foutu comptoir toujours trop haut, elle répète la première scène d’un acte censuré derrière un pupitre d’étain. Le théâtre est désert. Jouer, mais pour quoi faire. On s’en fout, on y va quand même : « Un café allongé s’il vous plaît. » Elle se retourne, lance la machine, attrape un sachet de sucre, je le refuse, fait marche arrière et revient avec mon gobelet fumant.
Je l’interroge : « Vous avez ouvert le restaurant, hier ? » Elle me répond en s’appuyant sur son plan de travail qu’ils n’étaient pas prêts. Qu’ils n’avaient pas reçu le plexiglas à temps et qu’ils n’auraient pas pu supporter les sanctions du gouvernement. « Si on nous retire la licence IV, on met fin à notre activité. Une fermeture administrative d’un mois, encore, c’est supportable… Mais mon mari et moi travaillons ici. Si nous fermons, nous n’avons plus rien. » Comme ça, c’est clair. Elle regrette aussi le manque de solidarité de la profession. Et reproche au gouvernement d’achever moralement son entourage. « En Italie, en Pologne, tout est ouvert. Ici, on ferme, on condamne, on punit… Et nous, on disparaît. »
Le rideau tombe. Gardez la monnaie.
Maud Koffler
