Vivre ou mourir

Billet de mauvaise humeur. Cette gestion de crise génère une confusion qui deviendra bientôt insoutenable. L’inévitable tentation de la désobéissance comme instinct de survie, et cet abominable sentiment d’impuissance non pas face à la mort, mais face à cette vie qui nous échappe.

On nous dit que pour vivre, il faut être en bonne santé. Mais que pour être en bonne santé, il n’est pas essentiel de vivre. On nous dit que c’est normal d’être malheureux même si tous les maux ne se valent pas, parce que tant qu’on a un boulot, un toit et un FFP2, on peut tout affronter : la pauvreté, la maladie, la solitude, le froid, la faim, l’ennui… la mort, aussi. Certains comparent même le virus à un ennemi, la crise à la guerre, le gouvernement au régime de Vichy et le conseil scientifique au Reichsregierung (à tes souhaits). La différence, c’est qu’en temps de guerre, la mort, on la regarde en face.

On sait employer le lexique qui fait peur quand ça nous semble nécessaire. Mais on sait si mal nommer les choses qui nous chatouillent le nez et qu’on côtoie sans cesse. « Toute entrée en France et toute sortie de notre territoire à destination ou en provenance d’un pays extérieur à l’Union européenne sera interdite, sauf motif impérieux“, nous dit par exemple Jean Castex. Il aurait été plus court d’emprunter les termes « fermeture » et « frontières », mais non, parce que ce sont les mots qui vexent. Les mots de l’extrême droite. Les mots tortures. Les mots méchants. Les mots ennemis. Des mots valises qui sonnent creux, surtout. Mais peu importe. Finalement, un ennemi chasse l’autre.

On dit qu’être Français, c’est être un peu rebelle, un peu révolutionnaire, un peu réfractaire, un peu résistant. Ça fait beaucoup d’ « r », beaucoup de vent, des tempêtes de vide dans nos vies-néants. La Résistance, en 44, c’était 0,82% de la population française. Pas de quoi revendiquer le moindre gêne de patriotisme ni de courage. Les Français sont de sages grognards qui ont besoin d’un bar où déverser leur rage et d’une bouteille de rouge pour ravaler leurs larmes. Les Français ont la nostalgie de l’amitié facile et des instants volés, embouteillés dans un carcan de rage, de tristesse et de résignation. Ce sont les fils prodigues de l’ancien monde que le nouveau a condamnés. Mais de ce nouveau monde déraciné, virtualisé, automatisé, déshumanisé, dématérialisé, il ne restera pas une ruine, pas une fleur fanée, pas un vestige, pas un parfum, pas un arbre témoin, pas une œuvre qui nous raconterait… Rien. Juste une montagne de déchets puants de cupidité.

On nous dit qu’il faut s’habituer. Que la liberté est à ce prix et que la vie vaut encore plus cher, tellement cher qu’on en a fait un sacré marché. Mais s’habituer à l’indhygiénisme, à la vie façon tableau Excel, à cette prison des sens, à cette méfiance permanente, à voir crever des intermittents, des cuisiniers, des vieux, des jeunes, à voir des amours valser et d’autres qui ne décolleront jamais… Non, non, je ne peux pas. Traitez-moi d’irresponsable si je retire mon masque, mais tuez-moi si je le garde. Traitez-moi d’inconsciente si je me jette dans ses bras, mais tuez-moi si je m’en éloigne. Traitez-moi de monstre si j’embrasse mes parents, mais tuez-moi si je ne peux plus sentir battre leur coeur contre ma poitrine. Traitez-moi d’assassin si je suis porteuse du virus, mais laissez-moi en mourir si c’est pour vivre dans ce monde d’imbéciles malheureux mais en bonne santé.

Laissez-moi gravir à nouveau la Butte de Montmartre à en user mes pneus pour y croiser le regard d’un poissonnier qui prépare son étale avec passion, pour y entendre l’histoire d’un retraité sur son métier de cantinier, pour y trouver l’impertinence d’un enfant qui exige sa crêpe sur la place du Tertre et l’audace d’un peintre qui m’aurait, paraît-il, rendue heureuse. Laissez-moi pleurer de rage, rue des Abbesses, devant cet homme que la police arrête après avoir chanté « Comme d’habitude », coupable d’avoir fait danser la Cour des procureurs. Laissez-moi dévaler ce pavé glissant jusqu’à la Concorde, et flâner parmi ces centaines de voitures de collection. Laissez-moi m’émerveiller pour rien et m’enthousiasmer pour tout. Laissez-moi sourire à un flic et payer mon café en liquide.

Laissez-moi vivre ou laissez-moi mourir.

Maud Koffler

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