Conversations avec Roland Dumas – III

Quai de Bourbon, le 18 juillet 2018

« Enfin, mon gendarme arrive ! » La lumière est excellente et Dumas a l’air en pleine forme. Nous passons sur nos retrouvailles manquées. Svetlana me sert un café puis quitte la pièce. En embrassant Roland, je sens sa main effleurer ma hanche : « Vous êtes musclée ! »

Cours de langues

Nous abordons le sujet des prochaines vacances. Avant mon départ en Espagne, Roland me conseille de me remettre à l’apprentissage des langues : « On perd vite la possession des mots si on ne travaille pas ses langues. Les unes chassent les autres. » Ce matin, justement, Roland a été interviewé par un média allemand : « Ça se télescope. Je mélange tout » De toute façon, il admet préférer l’espagnol, « c’est plus près de Limoges ».

Il raconte combien le service de traduction du Quai d’Orsay l’ai fait progresser. Mais il se remémore surtout une délicieuse anecdote d’après-guerre. A l’époque, Roland demande une bourse au ministère des Affaires étrangères pour faire une thèse sur les finances de la guerre, en Angleterre. Une fois la bourse en poche, il s’isole dans une petite chambre chez une concierge londonienne. « Elle parlait le patois… Mais comme j’avais beaucoup d’oreille – je jouais du piano à l’époque -, j’ai appris l’anglais comme ça. Je ne voyais que des filles anglaises et j’ai eu des aventures incroyables. » Je ne veux rien savoir ! « Vous ne voulez vraiment pas savoir ? » Bon, d’accord. « J’étais avec une fille dans ma chambre et il y a deux mots que je confondais, c’était light et late. Et comme les choses avançaient trop doucement, je lui disais « this is to late » pour dire qu’il y avait trop de lumière. Elle ne comprenait rien, puis au bout de 5 minutes, j’en eu assez, je me suis levé et j’ai éteint la lumière. » Il s’inscrit ensuite dans un club de linguistes où il dispense des leçons de français contre des leçons d’anglais. Chez des anglaises, naturellement : « Oui, comme je n’étais pas tellement porté sur les garçons, ça réduisait l’échantillonnage… » Toujours de bonnes raisons. « Si vous voulez, je vous apprendrai l’anglais. » Je risque de sécher. « Si vous n’avez pas d’autres inclinations, vous risquez… »

  • Dans la lettre, je vous avais demandé ce que vous aviez préféré entre votre vie d’avocat et votre vie de ministre. 
  • C’est une très bonne question. J’ai bien aimé les deux parce que ce sont deux démarches différentes. La technique, d’abord. Dans les deux cas, c’est toujours la même, c’est la parole. Maurice Faure disait que la politique, c’est dire des choses aux gens. C’est un bavardage… (rire) Mais le métier d’avocat est plus technique. Ce qui est très intéressant, c’est de voir que ceux qui ont bien réussi au barreau ont très peu réussi en politique. Moro-Giafferri était un grand avocat, par exemple. Mais quand il prenait la parole à l’Assemblée, c’était redondant. Il n’avait aucun succès, il voulait faire rire mais ce qui faisait rire dans les tribunaux ne faisait pas du tout rire à l’Assemblée. C’était même ridicule. Il y en a quelques-uns qui ont réussi mais ce sont surtout des avocats de droite. Quoiqu’il en soit, la réponse à votre question est une réponse personnelle. J’ai pris autant de plaisir comme avocat que comme homme politique.
  • Lorsque vous vous êtes engagé en politique, c’était par conviction personnelle ou pour les convictions d’autrui ?
  • C’était à cause de sujets très précis. La guerre d’Algérie était un sujet précis, par exemple. Est-ce que faire la guerre est une solution ? J’ai pensé que non. Et c’est à partir de là qu’on bâtit son siège. Mais Maud, j’ai une question pour vous… La vérité historique existe-t-elle ? 

Son téléphone sonne. Une amie lui envoie une photo d’elle datant d’au moins 20 ans, une ancienne cabotine de la Comédie Française. Comment voulez-vous tenir le fil de la conversation…

La Comédie Française et le Conseil constitutionnel, les temples du théâtre

Lorsqu’il était au Conseil Constitutionnel, une simple cloison séparait la salle de réunion et celle des répétitions de la Comédie Française. Le Conseil et le théâtre partageaient en fait les mêmes locaux… « Si on s’emmerdait avec le conférencier, il suffisait de tendre l’oreille… » Après m’avoir offert quelques talentueuses mimiques, Roland admet maintenant être devenu un peu casanier. « J’ai besoin de rester chez moi. Le temps… Je préfère dormir. On ne peut pas tout avoir… » Allons, ne vous lassez pas de vivre, Monsieur Dumas. « En même temps, le fait que je marche mal, ça m’ennuie pour monter les escaliers. Mais demain, à propos, on va me faire une piqure pour mon genou. Apparemment, ça ne fait plus souffrir. Peut-être que j’irai mieux et que je pourrai vous sortir ! »

  • Roland, que n’avez-vous pas fait dans votre vie ?
  • Tout ce qu’il me reste à faire avec vous.

Je l’interroge à mon tour sur le départ d’Eric Zemmour de RTL. Après avoir polémiqué pendant des années au micro « libre » de la première radio de France, le journaliste a été invité à remballer ses opinions. L’émission s’appelait « On n’est pas forcément d’accord. » Douce ironie. « Les radios politiquement correctes font écho aux heures sombres de notre histoire… La gauche m’emmerde, Roland. » Il réagit avec humour en reprenant l’extraordinaire refrain de Leluron : « L’emmerdant, c’est la rose, l’emmerdant, c’est la rose… » Puis il avance la lèvre supérieure en bafouillant quelques obscures paroles mitterrandiennes. Enfin, Dumas, qu’est-ce que vous foutez ?

  • Vous êtes amoureuse ?
  • Et vous ?

Je le renvoie aux toiles qui ornent les murs de son bureau. « Là, c’est André Masson, auquel il était lié, la montagne Ste Geneviève, tout à fait dans son style, très moderne. Là, c’est un tableau surréaliste qu’avait récupéré un blessé de guerre. Il était tétraplégique et il avait acheté ce tableau d’un très grand peintre qui s’appelle « Les Forêts », il en avait peint 8 ou 9 et j’en ai acheté un. » Il s’agit en fait d’un tableau de Max Ernst. « Et ça, derrière vous, c’est de la photographie. C’est une psychanalyste qui s’est lancée dans la peinture, qui a organisé des expositions avec ce photographe, et elle m’en a offert une. Je la trouve très érotique. C’est une femme nue enlacée par une ombre. » Il y a deux mois, Roland a publié un livre sur Picasso, co-écrit avec Thierry Savatier. « Je m’étais fait la promesse d’écrire ce livre. » Mémoire vivante et témoin singulier des 6 dernières années de la vie du peintre, Dumas n’a décidément pas écrit son dernier mot.

Il reste des macarons.

Roland se couche tard. Il consacre en fait la plupart de ses soirées à décortiquer les films sur la Seconde Guerre mondiale. Il m’ôte les mots de l’esprit : « Ce n’est pas par hasard. » Il voudrait comprendre les racines profondes du nazisme, c’est quelque chose qui l’obsède. Même après avoir côtoyé un grand nombre d’Allemands dans le cadre de ses fonctions diplomatiques, Roland n’arrive pas à saisir le pourquoi et le comment de cette idéologie. Ce qu’ils ont inventé, on l’a aussi inventé pour eux, selon lui. Il en a beaucoup discuté avec Genscher, l’ancien ministre allemand des affaires étrangères. Mais les réponses ne le satisferont jamais. « Je raisonne en tant que Français et en tant qu’être humain, comment le nazisme a-t-il pu atteindre un tel niveau ? » Il connait la fin du discours de Goebbels par cœur lorsqu’il annonce la fin de la guerre. En face, des milliers d’Allemands répondent par le salut nazi. Qu’est-ce que ça voulait dire pour eux ? Comment arrive-t-on à une telle approbation ? Le saura-t-il un jour ? « Je ramène beaucoup de choses à ça. Quand je vois ce que vous avez vécu sur les Champs-Elysées la semaine dernière (une banale agression pour un drapeau français porté trop haut), je me dis que c’est facile de fasciner un peuple paisible en le faisant casser des bouteilles et renverser des voitures. Les hommes allaient faire leurs calculs, les femmes allaient traire les vaches… Puis, du jour au lendemain, ils deviennent des forcenés. » Il poursuit, le coeur serré : « Chaque cerveau était mis en condition. Il suffit d’avoir une belle voix, un beau discours… On leur aurait promis la Lune, ils auraient dit oui. » Je laisse passer un assez long silence. Puis il reprend : « Vous réfléchirez quelques jours avant de me répondre, mais seriez-vous suffisamment armée pour résister à un tel mouvement ? Et au nom de quoi ? »

Me viennent alors les paroles de Michel Sardou : « Pour ceux qui sont nés aujourd’hui, choisir le bon côté, c’est sûr… Beaucoup voulaient sauver leur vie, beaucoup s’inclinaient par nature. Quelle sorte d’homme aurais-je été ? Celui du rail ou du Vercors, ou bien ce gamin abusé jouant à la guerre, jouant à la mort… » Dans leur faiblesse, les hommes ont toujours eu besoin de se reconnaître en quelque chose ou en quelqu’un, c’est anthropologique. Les circonstances leur ont donné Hitler, mort sur la croix gammée. Mais cette violence, est-elle dans la nature de l’homme ? Je refuse de le croire.

Roland est passé à côté de la religion parce que ses parents ne la pratiquaient pas. Ils l’ont simplement fait baptiser par principe. « Vous êtes libre de croire ou non, de vous interroger ou de rester indifférent, je ne vous y forcerai pas, mais réfléchissez-y quand même », lui soumets-je. « Il faudra me fasciner au point de me convertir ! » Est-ce encore possible ? Il me répond que oui. Si je peux provoquer en lui un peu de curiosité et de charité vis-à-vis de l’Eglise… « Je reconnais à la religion chrétienne un seul pouvoir concret, c’est pour la morale des femmes. Ce pourrait être le sujet de notre prochaine discussion. »

Je m’avance pour l’embrasser. Roland referme un instant ses bras sur moi. Je me dirige ensuite vers la porte du bureau en revoyant cette photo, « une nue enlacée par une sorte d’ombre. » Cette fois, il reste assis. Svetlana me rejoint devant la porte. « Vous avez fixé un autre rendez-vous ? » Pas encore. J’ai d’abord beaucoup de choses à lui écrire. Nous nous reverrons sans doute après l’Espagne. Je jette un dernier coup d’œil vers son bureau : « A bientôt, Maud ! »

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