En grandissant, lorsque nos cartons à jouets commencent à se changer en reliquaires, nous nous apercevons que les périodes un peu austères auxquelles nous nous épuisons à faire face, s’élevant en cyclones incoercibles dans un monde où plus rien ne s’enracine, aspirent tout ce qui provoquait jadis nos plus simples bonheurs. Encore un mot resté aux barrières de cette année carcérale. Et dans cette monotonie qui rend l’amour imprudent, le sourire nocif, le regard suspect et l’avenir imperceptible, nous voilà découragés à prendre de nouvelles initiatives, à construire un projet, à rêver plus fort, à croire que notre avis compte, que nos prières – si quelqu’un prie encore – ne se perdent pas sur le chemin du doute, que l’air est encore pur quand il ne sert pas à profaner des thèses éminemment idiotes sur ce qu’est la vie et ce que devrait être la mort… Car nos espoirs toussent et nos envies manquent d’oxygène. Les mots ne nous soignent plus, ils nous exaspèrent, ils nous dispersent sur un ton mielleux ou nous assènent de contre-ordres, de contre-vérités, de contre-tout et de complots. Durant des mois, on a gaspillé nos réserves d’humour pour rien. On a détourné des répliques de films, des citations d’auteurs et des passages d’histoire pour écrire quelque chose de rassurant ou pour tenter de rendre l’époque un peu légère. Entre temps, il y a eu le Liban. Il y a eu Axelle. Il y a eu Samuel Paty. Il y a eu Bedos, Gréco, Piccoli, Giscard, Cordy, Michou, Maradona, Dominici, Daniel Cordier, Sean Connery… Il y a eu des morts, énormément. Des accusations, des protestations, des manifestations, des policiers blessés, des gendarmes tués, tous ces suicides dont on n’a jamais parlé…
Et puis tout ça, cette version remastérisée du Jacques a dit, ce cache-cache nocturne, ce Cluedo où tout le monde est coupable, cet « Action ou vérité » sans action et sans vérité, ce jeu de l’oie sans issue, cet échiquier sans roi… Entre nous, maintenant, ce n’est plus drôle. On a fait le tour des plateaux, on a usé nos cartes. Ce n’est pas qu’on soit profondément malheureux de ne plus savoir comment appréhender la vie, on s’est habitué à l’idée, mais à force de prendre autant de kilos qu’on perd d’amis, à force de reporter, à force de vivre en alternatives et en renoncements, à force de rembobiner, il n’y a plus rien à voir, plus rien à faire, plus rien à entreprendre, plus rien à créer. Que l’on soit confiné entre quatre murs ou libre de circuler, le virus nous a volé le goût d’être. Alors pour décharger nos peines, « on » s’en prend à « on ». Et on en devient très con.
Mais nous…
Nous avons aussi, il faut s’en rappeler, vécu des parenthèses extraordinaires et d’autres, plus dures, que nous déposeront au seuil d’un autre temps. Des évasions. Des enfermements. Des rencontres. Des départs. Des retrouvailles. Des silences. Des histoires d’amour, des déchirures, des « je vous aime » et des adieux. Nous avons vécu tiraillés entre la crainte de l’autre et l’amour absolu. Entre les applaudissements au balcon et les cocktails Molotov. Entre la rage et la passion. Entre le plaisir et le devoir. Nous avons essuyé toutes les émotions, tous les sentiments. Comme si en un an, nous avions vécu mille fois. Pourtant…
Cette situation nous rappelle, encore, que la vie est décidément beaucoup trop précieuse pour ne pas s’en saisir à plein cœur, à pleins poumons, même masqués, et à pleines mains, même hydro-alcoolisées. Et que le temps après lequel nous courons nous a déjà rattrapés depuis longtemps. Nous réalisons que la vie n’est pas un cas d’étude, que la mort n’échappe pas à la religion des chiffres, mais que quitte à mourir vite et mal, autant vivre avec panache.
Il y a toujours pire. Il y a toujours mieux. Mais il n’y a qu’un avenir, alors saisissons-le.
Maud Koffler
