« Papa… »
Roland me parle régulièrement son père, Georges Dumas, fusillé par les nazis le 26 mars 1944. A 95 ans, l’évocation de ce traumatisme révèle encore d’intraitables blessures. Il se reproche de ne pas être resté avec lui lorsque les Allemands sont arrivés. Mais il fallait résister. Il avait alors enfourché son vélo pour rejoindre les compagnons des Mouvements unis de la Résistance. « Vous ne vous sentez tout de même pas coupable », lui demandé-je. Il se sent surtout triste. Toute sa vie, il l’a construite sur ces fondations filiales. « Pour moi, il n’y a qu’un critère, qu’un repère, c’est la vie. J’ai tellement mesuré que je perdais tout avec la mort de mon père que le reste n’est qu’écumes des vagues », écrit-il dans son autobiographie, Coups et Blessures.
Dans son bureau, un dossier porte le nom de « Georges Dumas 1914-1918 ». « J’aurais aimé le connaître davantage », se confie t-il. Un soir, il l’avait aperçu agenouillé au pied de son lit, en prière. Il n’était, à sa connaissance, pourtant pas croyant. Mais il n’a pas osé l’interrompre. Il le regrette. Roland ne croit pas non plus en Dieu, mais il aborde le sujet régulièrement : « Ce qu’il y a de sérieux, dans la religion, c’est la morale. Je ne crois pas que les véritables athées existent. Ils doutent forcément, tout le monde doute. Vous allez à la messe, vous ? » L’Eglise m’apparaît aujourd’hui moins fréquentable, mais j’y ai passé de longs moments, avec des histoires spirituelles extrêmement fortes. Roland songe beaucoup à la foi chrétienne. Il ne s’est jamais laissé tenter par le nihilisme, ni convaincre par l’athéisme. Rationnel, curieux mais étonnamment prudent, Roland n’en demeure pas moins spirituel. Évidemment, lorsqu’on évoque la prêtrise, il y répond avec toute la sincérité et la tendresse que l’on sait : « J’aime trop les femmes. » Ce pourrait être son acte de contrition.
- Au fait, Maud, au niveau de votre vie sentimentale, ça se passe comment ?
« L’emmerdant, c’est la rose… »
Mitterrand, enfin. Je l’interroge sur leur relation en formulant à demi-mot : « Puisque vous consacrez Léon Blum en sorte de père politique, Mitterrand n’avait-il pas pour vous une figure paternelle autrement plus intime, voire spirituel ? » C’est un peu bancal comme entrée en matière.
- Très bonne question… Je crois que oui. Et la mort de mon père l’intriguait beaucoup. A la fin de sa vie, alors que je venais à son chevet à peu près une fois par semaine, il me posait beaucoup de questions sur lui. Un jour, je lui ai demandé : François, que regrettes-tu le plus ? Et il m’a répondu : je regrette de ne pas t’avoir suivi sur la question de l’Algérie. C’était un vrai aveu.
François Mitterrand n’était pour moi que la parfaite incarnation de « l’homme de droite soumis à une politique de gauche. » C’est ce qu’on me disait. Un homme figé dans l’Histoire qui avait suscité tant de fantasmes, tant de soupçons, tant de secrets et d’indignations… Il était la France d’après de Gaulle, un personnage dont on ne parle pas tellement en cours d’histoire et au nom duquel peu sont légitimés à s’exprimer. Mais un visage bien incrusté dans ce paysage sans horizon.
L’ombre de Mitterrand plane toujours dans cet appartement qui s’assombrit un peu plus. Le soleil a quitté l’île Saint Louis.
Roland Dumas a été journaliste pendant 7 ans. Il faisait « des petits boulots d’avocat » et a rencontré une femme dont l’ami était le propriétaire d’un journal : « Je n’ai pas sauté que sur l’occasion ! » Sacré salaud. Il exerçait dans la rubrique économie et jouissait d’une attention particulière de ce directeur (d’où le salaire de 3500 francs qu’il avait eu l’audace de demander), lié par le sang de l’Histoire. Ses deux fils avaient été fusillés par les nazis. « Ça vous casse », souffle Roland. A cette époque, il n’avait pas grand-chose, la guerre lui avait tout confisqué.
Nous arrivons au terme de notre rencontre, au bout d’une heure et demie. « Ecrivez-moi, dit-il, je vous répondrai. Il faut qu’on se revoie. » En nous levant, je lui soumets l’un de ses ouvrages. Il y appose son écriture un peu tremblante, « …avec mes sentiments de grande affection. » Et poursuit en levant les yeux : « en attendant plus. »
« Quel jour sommes-nous ? » Le 25 juin 2018, Monsieur Dumas.
« Vous avez de très belles chaussures », me nargue t-il d’un air malicieux. Le temps n’atteint pas les goûts. Il se lève, me prend par le bras puis me raccompagne jusqu’à la porte de son bureau. « Je suis très heureux de vous avoir revue. Je veux qu’en me quittant, vous vous souveniez des mots de ce vieux Roland Dumas : vous êtes capable de beaucoup de choses. La vie vous appartient. Ayez confiance en vous. »
Il est 19h45, un sentiment sinistre m’envahit. Demain, je lui écrirai.
