Quai de Bourbon, le 25 juin 2018 – 18h
Des baskets blanches. Adieu Richelieu, adieu Berluti. Dumas a désormais succombé au confort des semelles bon marché. C’est le prix de l’âge. De moindre élégance, peut-être, mais Roland ne fléchit pas : « J’ai fait retoucher ce costume pour l’occasion. » En séduction, c’est une pointure.
Après avoir beaucoup marché, il feint de se lever et m’invite à m’asseoir. Je lui tends d’abord la main, puis une boîte de chocolats, il les saisit en souriant : « Voyons, on s’embrasse ! » Svetlana nous sert deux verres d’eau puis se redirige vers l’entrée. Elle vit avec lui depuis 10 ans. Un ami le lui avait présentée, un soir. Elle ne parlait pas français, alors il lui a enseigné la langue… La porte claque, le silence tombe, nous voilà seuls.
Rien n’est inscrit dans le guide de cet entretien hasardeux. Nous parlerons sans doute d’histoire, d’art, de femmes et de morale. De ses passions déraisonnables et de son carcan spirituel. Homme de peu de foi mais dévot de la République, Roland est un pilier de l’acropole mitterrandienne. Tout, à priori, nous oppose. Incorrigiblement libertin, démesurément patriote, 96 ans, 75 de moins, de ce que fut la gauche, de ce que fut la droite, qu’importe le flacon, pourvu qu’il y ait l’ivresse… Roland loue de toute façon « le goût de voir les gens en face ». Tant mieux. L’appartement est calme. Il est 18h. Dans la pièce voisine s’élève un air de jazz.
« Parlons de vous ! »
« Que voulez-vous faire dans le journalisme ? » La récurrence de cette question me laisse paradoxalement toujours sans voix. Roland joint attentivement les mains et se met à sourire : « Vous êtes sensible, n’est-ce pas ? Émotive ? » Il se redresse en prenant difficilement appui sur ses accoudoirs et poursuit : « Vous devez saisir toutes les opportunités qui se présenteront à vous. Vous ne commencerez sans doute pas dans un grand journal, vous passerez par la rubrique des chiens écrasés, mais je n’ai pas non plus commencé par défendre Picasso. Il m’a fallu plaider pour de moindres causes. Je vous conseille les rubriques juridiques, les enquêtes, l’investigation. Ça vous fera rencontrer le monde que vous ne connaissez pas encore. Je vais vous donner plein de conseils pour devenir une grande journaliste. Vous êtes plutôt intelligente, belle et sympathique, vous vous intéressez au droit, à l’art, à la musique… Je vous prends sous mon aile. » L’illusion est ravissante. Il est vrai que nous avions respectivement évoqué nos goûts pour l’art, au cours de ce dîner. Roland était chanteur lyrique à ses heures secrètes. Il a même vécu quelques années auprès de la cantatrice Maria Murano, la grande passion de sa vie. S’il n’avait pas entamé une carrière politique, il aurait aimé faire de l’Opéra. Finalement, il a fait ses vocalises dans l’hémicycle… et quelle voix !
Nous ne tardons justement pas à évoquer la dernière campagne électorale. Roland me confie d’abord avoir plaidé en faveur de François Fillon. « Ensuite, je ne pouvais plus vraiment le soutenir avec toutes ces histoires. » Terrain miné. Comment ne pas revenir sur la perversité de cet homicide politico-médiatique. Soupçons calomnieux, perversion et profits poncifs dont il fallait trouver le bouc-émissaire. Pardonnez-moi cette insurrection de mauvaise foi, Roland, mais je n’ai rien digéré. Vous connaissez ça, le radotage journalistique, mais vous avez échappé au matraquage virtuel. Le 5ème pouvoir. Chaque semaine, la plupart des médias dégobillaient leur compte de rumeurs obscènes sur les réseaux sociaux, poubelle de la démocratie moderne. Le débat n’était plus qu’une fiction. Fillon portait encore, selon moi, une certaine idée de la France qui fascinait le peu de débatteurs investis et les naufragés d’un avenir, certes, imperceptible, et probablement moins vendeur qu’En Marche… Ce parti bergerie guidé par un génie du marketing.
Sur le terrain, les camps adverses finissaient même par se solidariser. Il fallait entendre ces témoins de Jupiter, pions blancs débarqués sur les marchés bondés, attaquant par des « il faut que » et des « non, vous ne pouvez pas comprendre ». Parce que quand on n’était pas d’accord, c’est qu’on était profondément idiot. C’est que « la réalité des choses » nous échappait. Je compatissais. La France assommée, acculée aux extrémismes, tombait alors sous le charme mystique du nouvel élu, de l’Emmanuel, prophète de cette douce Europe aux douze étoiles… Dumas n’avait d’ailleurs jamais adhéré aux traités qui avaient précédé celui de Maastricht. Par la force des choses, l’Histoire l’avait conditionné dans ce rejet de l’Europe avant d’être rattrapé par les influents conseils de Mitterrand : « Je sais ce qui est arrivé dans votre famille, mais réfléchissez bien, regardez l’avenir ; l’Europe est la grande aventure de notre génération. » Ainsi fut-il. Lorsque le traité de Maastricht fit trembler les bancs et les consciences de l’Assemblée, Dumas employa le verbe à vau-l’eau, converti au mitterrandisme pour toujours.
La musique s’est arrêtée. « Prenez un chocolat. » Dumas refuse de m’entendre dire que je dois soigner ma ligne. Et pour appuyer sa contestation, son regard a déjà levé les voiles de la décence. C’est le jeu. Audacieux, malsain peut-être… Après tout, « qu’est-ce que la vieillesse, demandait Mitterrand, c’est d’abord de perdre la curiosité. » Avant d’épouser la politique, Roland ne pratiquait pas encore la séduction à outrance. Mais « le pouvoir érotise », dit-il. Ce pouvoir ne l’a jamais quitté.
Il me raconte qu’il a acquis cet appartement en 1956, alors qu’il entrait à l’Assemblée Nationale. Il n’avait que 34 ans – le plus jeune député avec Jean-Marie Le Pen qui en avait 27 – et n’avait pas encore un rond. Alors, un jour, il aperçut une annonce dans Le Figaro : appartement à vendre, 19 quai de Bourbon. La propriétaire vivait entre ses chats et ses enfants dans cet appartement devenu insalubre. Il demandit à l’Assemblée l’aide qui lui était due en tant que jeune élu et acheta le 19. « J’ai eu une sacrée chance ! » Sacrée dose de caviar… L’appartement est situé au rez-de-chaussée d’un hôtel particulier, face à la Seine. Les fenêtres de son bureau donnent sur la cour.
Ici, donc, vécut la sculptrice Camille Claudel, calfeutrée avant d’être internée. C’est d’ailleurs Roland qui ordonna la mise en place d’une plaque informative sur la façade de l’hôtel particulier. Il est toujours amusant de voir quelques badauds s’y arrêter, ne sachant désormais quel autre personnage occupe ces murs. A l’époque, Roland ignorait encore quels illustres artistes il serait amené à défendre. Le hasard est farceur et plutôt généreux.
- Vous recevez toujours ?
- J’ai surtout beaucoup reçu, mais de temps en temps, une belle femme vient sonner à ma porte…
(…)
