Je me souviens de notre surveillante de maternelle, Jeanine. De ses gros yeux noirs quand on ne se mettait pas en rang, de ses petites lunettes posées en équilibre sur le bout du nez, de ses boucles grises qui lui donnaient 100 ans et de ses rares sourires dont on se nourrissait en pensant qu’ils nous étaient destinés. À 5 ans, je croyais que je la détestais. Quatre ans plus tard, je pleurais sa mort dans la cour de récréation.
Je me souviens de ma maîtresse de CP, Madame Pimenta, un petit bout de femme plutôt viril. De ces rendez-vous avec maman : « Votre fille a souvent la tête dans les nuages… » Et de ces larmes, encore, que je laissais honteusement couler devant mes camarades de classe quand j’apprenais qu’elle était absente. Aujourd’hui, c’est elle qui vit dans les nuages.
Je me souviens de ma maîtresse de CE2, Madame Mammou. Du surnom débile qu’on lui donnait. De sa dernière année d’enseignement. De ces cartons poussiéreux que nous l’avions aidée à fermer en sirotant nos grenadines, sans comprendre que nous enrubannions sa vie. Elle m’avait donné son numéro. Je l’ai perdu.
Je me souviens de ma maîtresse de CM2, Madame Perrin. Le stéréotype de l’institutrice autoritaire à chignon sans souplesse. C’est pourtant elle qui m’a fait aimer le français et découvrir ses subtilités. Avant de partir, elle m’a offert un dictionnaire avec son prénom écrit sur le côté, au feutre violet : elle s’appelait France.
Je me souviens de notre professeur de musique, Monsieur Galiotto. Extraordinaire. Il jouait de tout. De la guitare, du piano, du saxophone, de l’harmonica, de la flûte… On apprenait Santiano, Qui à tué grand maman, L’église de Harlem, L’inspecteur mène l’enquête… Il aimait le swing, la chanson française, le jazz, le classique, la country,… et on aimait tout ça avec lui. On était passionné. C’était notre Hugues Aufray, notre Henri Dès, notre Michel Polnareff, notre Gilbert Montagné, notre Ray Charles, notre vedette à nous. C’était le meilleur. Il y a un ou deux ans, je l’ai retrouvé sur Facebook. Et c’est toujours le meilleur.
Je me souviens de mes professeurs de collège… Madame Claudic, Madame Hiault, Madame Launay, Madame Guyetant, Monsieur Duval, Monsieur Touitou, Monsieur Genet…
Je me souviens de mes professeurs de lycée, Madame Dunoyer, Madame Carlier, Monsieur Nivière, Monsieur Pradier, Monsieur Minard…
Je me souviens de ces « hussards noirs » qu’aucun prisme politique ne salissait encore. Je me souviens de ces heures passionnantes et de ces cours interminables. De ces foudres de rage, de ces éclairs de génie, de ces océans d’ignorance et de ces étendues de culture. De ces complicités, de ces déchirures. D’un « tu as le style de Maupassant » pour un sujet d’invention sur la guerre, et d’un « vous n’êtes qu’une fumiste » pour un sujet de mathématiques.
Je me souviens que ce métier est une folie. Qu’on est souvent haï par ses élèves. Souvent trahi par l’État. Souvent tenté de négliger la neutralité de l’enseignement. Souvent forcé de désapprendre, même en histoire, et de réinventer. Et si peu souvent remercié.
Je me souviens de fleurs et de chansons d’adieu, de chocolats, de dessins, de lettres et de « mercis », déposés au fond des yeux, au fond des coeurs et au creux des mains de tous ces serviteurs.
L’Education nationale est une église sans autel, sans doctrine et sans dieu. Mais cette église est habitée d’hommes et de femmes qui enseignent, pourtant, sans faillir devant la culture de l’ignorance et le nivellement par le bas. Voilà l’hommage que je veux rendre à Samuel Paty, décapité devant son collège pour une leçon de trop.
À Lamartine, les plus cons jetaient des cartouches d’encre dans le dos de la prof de maths.
Pardon, Monsieur Paty.
Pardon, et merci.
Maud Koffler
