Mon cher ami,
J’éprouve ce soir une drôle de sensation… Quelque chose d’obscur, de glaçant, à mi-chemin entre la crainte et la colère. On appelle ça, me semble-t-il, le « sentiment d’insécurité ». Il vous fait l’effet d’une lame affûtée qui vous glisse sous le menton, et qui choisit finalement d’en décapiter un autre.
Je crois que tout le monde peut se radicaliser. C’est une question d’éducation et de circonstances. Et quand les Français se radicalisent, ça donne la Résistance. Pas celle des réseaux sociaux, pas celle des ronds-points, pas celle des soirées clandestines et des masques brûlés, non. La Résistance, la vraie, l’historique. Celle des partisans. Celle de ceux qui n’ont plus rien à perdre.
Vous comprenez, je ne veux pas être de ceux qui, à force de prendre de l’élan, et à mesure que le temps passe, achèvent leur existence à reculons, en soutenant avoir mené le bon combat, plume au fourreau, sans affrontement, par le repli tactique, la paresse et l’abandon des armes. Ces parasites n’ont aucune envergure, aucune noblesse, aucun panache. Ils ne servent à rien.
Je ne veux plus vivre d’optimisme fou, sonder les derniers affres de l’espoir, parler d’honneur et de fierté comme si ces mots appartenaient à notre époque. L’effondrement de notre civilisation, de notre pays, est trop bruyant, on ne les entend même pas.
Je ne veux plus rendre hommage à la France, lui porter secours par le verbe, l’agonir d’éloges ou la border dans son sommeil. Elle expire. Elle ne se réveillera pas. En fait, elle n’est déjà plus. Mais son temps n’est pas le nôtre, il nous dépasse, il nous transcende. Et ce destin auquel nous nous accrochons, celui que nos rêves approchent dans le secret de nos nuits, n’est qu’une résonance, qu’un écho lointain de ses battements de cœur et de fer, portés par l’espérance, la mélancolie et la dévotion de quelques orphelins auxquels j’appartiens. Quelle perfidie.
La France s’est donnée, le ciel l’a condamnée. Mais ce que je veux, seulement, juste une fois, c’est lui rendre sa puissance. Je veux lui arracher les armes qu’elle jeta devant César, je veux les lui arracher et les lui présenter comme on élève un ultime trophée. Comme on brandit le glaive avant la bataille, sachant qu’on n’en reviendra pas.
Je veux hisser cet étendard tricolore pour lequel je souffre tant. Parce qu’écrire, parce que parler, ne sauve rien. Ne prouve rien. Parce que désormais, les mots sont trop nombreux. Parce que l’audace n’est pas le courage, et que la vertu des hommes d’action se confond si paresseusement avec la morale des écrivains. Albert Londres disait porter la plume dans la plaie. C’était un reporter de guerre. Mère Teresa parlait d’agir comme si la prière ne suffisait pas. C’était une religieuse de guerre. Et moi, qui suis-je ?
Je ne veux pas regarder la France disparaître et détourner mon cœur du sien. Je veux m’enchaîner à elle comme une ancre à sa proue. Je veux élever son corps meurtri à la vue de tous. Et voir monter ses âmes pieuses vers un soleil qu’on appellerait Dieu. Je veux la garder près de moi. Partir avec elle. M’ensevelir en son sein sur une valse d’adieu. Et me souvenir qu’un jour, j’étais cette enfant aux yeux si purs, accoudée à la fenêtre, un soir d’automne, la joue posée contre sa main, qui regardait le ciel en rêvant d’aventure, et se disait tout bas en s’adressant aux étoiles : quoique je fasse plus tard, je veux servir la France.
Les enfants grandissent. Les rêves, souvent, passent. Les prières, jamais. Quand la religion de la République ne répond plus, il faut se tourner vers plus grand. Et plus grand – je prends l’Histoire à témoin, c’est la France.
Votre dévouée.
M.
