Mon cher ami,
Vous m’interrogiez sur le sens de mes émerveillements, de mes souffrances et de ma quête… Laissez-moi vous répondre par ces lignes que m’ont inspirée la St Maurice célébrée dans mon village la semaine dernière, tordant le cou à la situation sanitaire et au découragement complaisant. J’y ai rencontré l’une de nos doyennes. Elle portait un masque en collier, un long gilet de laine, des sabots de jardin et les stigmates d’une vie de labeur. Pourtant, à sa démarche pesante, le joug qu’elle semblait traîner à bout de bras et de mots n’était déjà plus celui de l’âge, mais celui de la solitude, devant laquelle je me suis crue inutile.
Pourtant, ce soir-là, un coeur s’est remis à battre. Un coeur s’est remis à aimer. Celui d’un village mortellement blessé par la marginalisation sociale mais qui, à l’unisson, a entonné le chant des braves, le chant des héritiers. Depuis des années, nous n’osions plus nous approcher… et nous avons dansé.
Car, ce soir-là, qui croyait avec ardeur à la réparation du bien commun par l’abandon de soi, s’élançait.
Qui croyait à la force d’aimer indistinctement au-delà de la rumeur et de l’intérêt, s’y risquait.
Qui croyait que la France n’était qu’une étoffe usée, cousue de tissus impurs, sans aucun autre lendemain que celui de la censure et du conflit, persévèrait.
Car enfin, qui porte la balafre des jours inquiets, des souffrances impansables, de ces révoltes intérieures qui indiffèrent, ou de la tentation du vide pour tuer le sentiment d’impuissance, saignera toujours d’aimer l’indéfinissable : son pays. En communiant à ces valeurs, il saura reconnaître celui qui manque de tout parmi ceux qui ne veulent rien. Il saura distinguer les plaintes parmi les protestations. Il saura voir celui qui ne veut pas être vu, et écouter celui qui consentait à l’oubli. Ce qu’il ne saura pas, pourtant, c’est faire taire le reste du monde.
Telle est la condition du rêveur. Tel est le drame du petit citoyen arraché aux tissus qui le bordaient, condamné à l’amour clandestin jusqu’au jour du linceul. C’est sans doute ainsi que certains devinrent bâtisseurs, artisans, soldats et artistes. Pour que l’impalpable se concrétise. Pour que le beau resplendisse. Pour que l’honneur devienne le fer de lance de la bravoure. Et pour que tout cela se conjugue en des rimes ardentes, à tous les temps…
La France, sans harmonie, n’est qu’un vaste foutoir. La France, sans rêve, n’est qu’un corps apathique. La France, sans cette résilience, sans cette souffrance profonde, n’existe pas. Qui croit encore à la flamme éternelle ? Celle qui nous dérobe à la vertigineuse cascade du temps pour nous rappeler à nos âmes d’enfants. Cette flamme existe. Elle est partout. En des lieux retirés, souvent. Dans des regards qui se perdent et dans des coeurs qui s’appellent. Elle fait la fierté et le fardeau des hommes qui la portent. Elle fait le bonheur et le deuil de ceux qui la suivent. Elle est l’âme de la nation. Elle est l’astre des morts et le trophée des vivants. Cette flamme existe, vous dis-je. Mais les Français ne la voient pas.
Je n’ai jamais eu à chercher un idéal, mais j’ai souvent peiné à l’atteindre. Finalement, là où Dieu me fit l’effet d’un songe, la France devint mon absolu. Et là où beaucoup acceptèrent de mourir par amour… lâchement peut-être, je me verrai mourir par désespoir.
Je suis rentrée à Paris et vous écrirai bientôt.
M.
