Deuxième lettre : « On a voulu multiplier les patries comme on a multiplié les dieux. »

Mon cher ami,

J’ai pris le train de 8h32 pour Rennes, jouissant d’un rare privilège auprès d’un contrôleur qui, au lieu me mettre à l’amende pour une option impayée, m’a finalement aidée à placer mon vélo clandestin entre deux voitures. Avec ce vieux routier, j’inspire souvent plus de compassion que d’admiration.

Je me suis ensuite élancée sur des petites routes, à travers prés et villages, avant d’être escortée par une patrouille d’autoroute… Puis, au bout de 85km, je me suis momentanément assoupie sur la terrasse des Voyageurs, à St Malo. En ouvrant les yeux, j’y ai découvert une ville morne, avachie, comme une vieille sentinelle sanglotante. J’y ai trouvé des terrasses parsemées de couples aveugles et muets. Des rues austères rendues à l’Agora des vieux Français. Des vitrines garnies, des boutiques vides. Le garçon de café des Voyageurs planté comme un menhir entre le distributeur de gel hydroalcoolique et la carte des boissons. Et, chez ce marchant de souvenirs, deux petites boîtes métalliques de caramel au beurre salé, pour garder l’esprit breton. En me voyant chercher confusément la petite monnaie au fond de mon sac, la vendeuse m’a discrètement interrompue : « Prenez votre temps, il n’y a personne derrière vous… Il n’y a personne tout court en fait. » Appuyée sur sa caisse, les yeux sans doute rougis par ce masque irritant, elle ne cherchait plus à lutter.

Depuis quelques semaines, le pronostic vital de son magasin est engagé : « Les groupes de petits vieux du mois de septembre ont annulé leurs voyages et les touristes étrangers ne sont pas là, c’est une catastrophe. » Ce qui l’énerve, ce ne sont même pas les mesures que prend l’Etat. Ce sont plutôt celles qu’il ne prend pas. Ces rassemblements sauvages contre lesquels il ne peut rien. Cette propagation due à la négligence de millions de Français proprement égoïstes. Pas inconscients – ils savent très bien de quoi la mort est capable, égoïstes. « Parce qu’à la fin, ces chiffres avec lesquels on joue, ce sont ceux qui nous font fermer boutique »… Ces chiffres auxquels on ne croit pas, ces chiffres dont on ne lit que l’aspect provocateur alors qu’ils massacrent ces commerçants, petits et grands.

Beaucoup espèrent une seconde vague, quitte à tout perdre, quitte à ce que le gouvernement se ramasse une bonne fois pour toute, quitte à ce que le monde change. Mais quel monde ? Et de quel changement parle t-on ? On a voulu jouer les gros bras en assurant qu’on serait prêt à reconstruire une France meilleure. Vous voyez une France meilleure quelque part, vous ? On a voulu jouer les coeurs sensibles en jouant de la musique aux balcons pour ceux qui étaient seuls. Comment vont-ils, depuis ? On a voulu acheter français pour aider nos artisans et dire merde à la surconsommation sino-américaine. On mange quoi ce soir ? On a voulu changer nos habitudes relationnelles, se toucher sans se toucher, avec des regards plus vivants que des sourires, avec des gestes plus puissants que des étreintes, avec des mots plus doux que des caresses. … On a voulu rebaptiser l’instant présent, sacraliser chaque minute de vie pour repousser la mort. … –

Vous vous demandez encore pourquoi je prends régulièrement la route avec ce vieux bout de ferraille à roulettes… Pour voir ça. Pour croiser le regard de ce vieil homme seul, sur le bord d’un chemin. Pour entendre les rires des enfants promenés dans une brouette par leur grand-père. Pour attraper un parfum au vol en passant devant une maison ouverte. Pour traverser des cités. Pour traverser des rivières. Pour compter les cafés qui ne rouvriront pas. Pour visiter ceux des places, des gares et des mairies où s’écrivent les plus belles brèves de comptoir. Pour croiser des écoliers en pause entre deux troupeaux de vaches normandes.

Pour me rappeler que nous vivons dans un grand pays divisé en petites communautés. Pour ne pas avoir à choisir ce que je veux voir et ce que je ne veux pas voir. Parce que j’en ai marre qu’on me raconte des histoires. Parce que c’est la France qui a besoin d’être racontée. Parce que quelques instants plus tôt, c’était un serveur qui, voyant partir ses dernières tables à 18h, me disait désespérément : « Les prochains arriveront dans une heure, mais on ne dépasse plus les quatre ou cinq tables. »

Mais aussi parce que, plus tard, c’est une cycliste qui me disait avoir tout plaqué pour créer sa marque, quitter Paris et s’installer en Bretagne. Parce que durant tous ces voyages en train, j’ai rencontré des gens qui, timidement, devenaient généreux. Parce que j’aime aussi bien la France des chemins de fer que celle des grands boulevards. Et parce que le vrai changement commence avec l’union de ces deux parties pour un idéal commun, j’en suis persuadée.

On a voulu multiplier les patries comme on a multiplié les dieux. Donner à chacun la possibilité d’affirmer son petit idéal en invoquant la liberté. La vérité, c’est que cela a provoqué la mort du peuple et la victoire de l’individualisme. La France n’a jamais été aussi divisée. Elle n’a jamais autant souffert de méconnaissance d’elle-même. Ce virus là porte un autre nom.

Votre dévouée,

M.

Laisser un commentaire