C’était sur un coup de tête.Un besoin d’émotion. Au dernier moment, un billet de train au départ de St Lazare, à destination de Bayeux, pour voir. Pour sentir. Quand la rage de se souvenir ne supporte plus la crainte de l’oubli, ni ne désamorce la culpabilité de vivre. Je veux dire, librement.
Ça a commencé à la Cour de Rome, rue Pasquier, suspendue à l’anse d’un p’tit noir, troquant le guidon pour le guéridon. Des chaises en rotin tricolore, deux ouvriers au comptoir, un client en partance et le patron de l’Est dont le masque rendait le discours définitivement inaudible. « Vous fartez faire le four de France ? » Absolument. Le four de France à ficyclette. Dans mon esprit, je pars plutôt fouler l’Histoire de ma nation. Mais à m’entendre dire cela, certains raviveraient volontiers le brasier de Rouen. Alors oui, le Tour de France. Avec un vieux Peugeot, deux billets de train et un sac presque vide.
Dans la gare, un agent de sécurité s’éprend de tendresse pour mon vélo. Nous plaisantons un moment, lui fasciné par l’objet, moi ébahie par son enthousiasme. Puis il m’indique la voie 22 d’où partira mon train. Un enfant se précipite vers les portiques avec sa mère, empoignant lui aussi un petit vélo, haut comme trois pommes normandes. Son regard pétille, c’est l’aventure. Il me conduit lui-même au wagon à vélos.
Paris, Caen – correspondance pour Bayeux.
Il me faut vingt-cinq minutes pour parcourir les 11km qui me mèneront à Arromanches. La route tranche les paysages typiques de Normandie. Champs de maïs, troupeaux de vaches, vergers, villages anciens… Puis, l’odeur de la mer. Cet horizon vertigineux. La descente du boulevard Gilbert Longuet sous les drapeaux alliés. Les bars touristiques, les pubs, les saucisses fumantes et les nougats en cornets. Un peu plus loin, il y a la place du 6 juin 1944. Et sous cette place, les vestiges de l’opération Neptune, les derniers remparts de la liberté échoués sur une étendue de sable et d’écume. En cent jours, 2 500 000 hommes, 500 000 véhicules, et 4 millions de tonnes de matériel furent débarqués sur cette plage grâce au port artificiel que construisirent les Britanniques. Un exploit absolument incommensurable.
Le sable d’Arromanches fut davantage imprégné d’essence que de sang, mais en marchant sur les pas de nos libérateurs au milieu d’enfants, de Français et d’étrangers, de vacanciers et de pèlerins, de gens conscients ou inconscients, une question me vient brutalement : France, qu’as-tu fait du sacrifice de tes aînés ?
Le vent se lève comme un ultime soupir. Un enfant court derrière son ballon. On n’aspire qu’à revivre, mais nul ne renaîtra jamais des cendres de ces hommes. Jamais.
Maud Koffler
