Regard. Il est 16h30. L’entre-deux-verres. Comme un éternel pèlerinage sur les stigmates de la passion républicaine, je m’arrête devant la Rotonde. Cette nuit, la belle centenaire a bien failli y passer, elle aussi. Il faut croire que les vieilles dames ont la vie dure, à Paris. Un peu plus tôt, le restaurant Paul Bocuse perdait une étoile au guide Michelin. Un autre genre de pyromanie.
Dans la série des portes closes, ce soir, La Coupole est privatisée. Une serveuse nous enjoint à traverser la rue. Rejoignant alors une poignée de clients refoulés, je me trouve finalement au seuil d’une énième grande lettrée, brasserie mythique à l’enseigne décatie du boulevard de Montparnasse, le Select. Là où, jadis, écrivains, cinéastes et journalistes, bourgeois-bohèmes et clochards célestes se retrouvaient et, en cherchant bien, se côtoient encore.
On y entend toujours la cloche tinter l’envoi des commandes, le frotement des couverts dans le tiroir en bois, les chaises tirées, les talons hauts et les semelles usées, la petite monnaie sur le comptoir, les verres qui trinquent, et ceux qui tombent, les répliques intemporelles des garçons de café et les cuillères qui raclent les fonds de tasses.
Dans un brouhaha qui nous remet au centre du vieux monde, où l’on parle de tout mais où l’on entend rien d’autre que des bribes de conversations intimes, de préférences pour la cuisson et de bonnes raisons de boire, il y a bien sûr ces odeurs familières, rassurantes, ces parfums éphémères qui nous font voyager à travers le temps et nous renvoient à ces visages que l’on pensait avoir oubliés. Il y a aussi ces regards échangés à travers les miroirs, songeurs ou intrusifs, fléchissant lorsqu’un sourire les trahit.
C’est cette vie qui part en fumée. Cette fascinante société sans querelles où les mots sont toujours les mêmes, où l’on ne peut être que soi, où l’addition est le cadet de nos soucis parce que ce fragment de vie en vaut la chandelle.
Maud PROTAT-KOFFLER
