Ils viennent de fêter leurs 70 ans de mariage. « Ça y est, on peut divorcer », plaisante Louis. « Déjà ? », répond Denise. C’est vrai qu’ils ont changé. Louis trouve que les Français ne sont pas si cons, finalement. Denise ne peint plus et passe le plus clair de son temps à lire dans le fauteuil en cuir, près de la baie vitrée. « Je n’avais pas lu un aussi beau livre depuis si longtemps », dit-elle tendrement en évoquant Au Revoir Là-Haut de Pierre Lemaitre. Louis acquiesce. Lui non plus ne sort pas beaucoup. Il s’est acheté un « scooter à quatre roues » pour faire ses courses plus sereinement : « Tu te rends compte, faire le trottoir à mon âge ! ». Ils rient de tout, surtout d’eux-mêmes. C’est une jolie façon d’accepter la vieillesse : « De toute façon, à notre âge, soit on est mort, soit on l’est à moitié. »
Le temps leur confisque bien des libertés. L’année dernière, Louis montait encore sur son bateau pour pêcher. Il passait le ponton avec la souplesse de son âge et sautait dans son embarcation avec l’assurance de ses 20 ans. Aujourd’hui, il reste assis derrière son bureau en désordre. Il trie le courrier, dessine les pots de fleur à changer sur la terrasse, regarde les tableaux de son épouse et se souvient. Il y a des photos partout, un pêle-mêle de paysages et de sourires familiers, des médailles de guerre, des lettres, des objets d’antan et l’odeur de l’Histoire imprimée sur du vieux papier.
Il est 11h47. Louis s’est servi une bière. Il respire fort, des souffles lents et continus. Son médecin lui a dit que son cœur était fatigué. De toute façon, « on y passera tous ».
Denise à besoin de se dépenser, même si ses jambes lui font mal. Elle s’interdit de s’ennuyer. S’asseoir devant la télévision pendant des heures, c’est déjà mourir un peu. Parfois, elle va dans cette petite chambre au fond du couloir. C’est son atelier. Toute sa collection de peinture est là, dans l’armoire, derrière la porte et sous le lit. Elle prend alors un pastel rouge vif entre ses doigts fragiles puis récupère mon brouillon en quelques traits. Lorsqu’elle dessine, ses mains ne tremblent plus. On n’arrête pas la course effrénée d’une main de maître.
L’histoire d’une vie
Louis et Denise se sont connus il y a 72 ans. « Après 70 ans de mariage, on devient patient », commente espièglement Denise. Mais elle poursuit avec une tendresse infinie : « Un jour, on fait une belle rencontre. »
En 1942, Louis répond à l’appel du général de Gaulle en s’engageant dans l’Armée Française. De Février à Mars 1943, il participe à la bataille de Tunisie à Enfidaville. En 1944, il devient aspirant.

Après avoir passé 16 jours à bord du Liberty Shop Americain Bouton Gurinneth, il est débarqué en France sous les feux ennemis. Il essuie quatre batailles : le Doubs, Mulhouse, Colmar et l’Allemagne. Il fait partie des premiers Français à avoir traversé le Rhin. Il devient sous-lieutenant avant d’être démobilisé le 13 janvier 1946. En 1949, il est nommé lieutenant, puis commandant en 1951 au cours d’une instruction à la Légion Étrangère. Il devient capitaine en 1955 et participe de nouveau à la guerre d’Algerie. Il possède 12 titres et médailles honorifiques. « Au lendemain de la guerre, j’aurais été fier de les recevoir alors qu’à présent, c’est de la reconnaissance. » En ce qui concerne l’héroïsme, Louis le laisse à ses camarades tombés sur le Champs d’Honneur.
En 1945, Denise apparaît.
Elle est issue d’une famille de pieds noirs. Ils se marient deux ans plus tard et donnent naissance à deux fils, Patrice et Pascal.
« A présent, tout va bien »
« Il faut dire que l’âge ne donne pas des ailes mais le temps ne compte plus pour nous », m’écrivait Louis en 2013.
Il est 12h01. Alors que le temps passe à toute allure, que les gens courent après la vie, là-haut, dans cet appartement du 6eme étage, tout va lentement. Au moment où je reprends l’écriture de ce dernier paragraphe, nous sommes le 22 mars 2021. La France est en guerre, paraît-il. Mais ce n’est ni sous une pluie d’obus, ni sous une rafale ennemie que Louis a rejoint l’Aube…
Louis détestait être confondu avec les véritables héros dont on grave le nom dans le granit des monuments aux morts. Il quitte pourtant ce monde avec le panache des hommes qui ne s’inclinent devant rien, sinon Dieu et la France, dans un climat de peur, de lâcheté et de haine de ce pour quoi il aura sacrifié sa jeunesse.
Maud PROTAT-KOFFLER
